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​ »Sur le dos de l’immense tranche de melon ardent … » , 1935
Encre de chine et crayons de couleur sur papier
Paris, musée national Picasso – Paris
Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau
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LA PEINTURE À L’ESTOMAC

PICASSO, LE LOUVRE ET LES MAÎTRES

DEUX AMIS
À LA CONQUÊTE DU MONDE

L’HARMONIE DES SONS ET DES CHAMPS

EXPOSITIONS

LA PEINTURE
À L’ESTOMAC

Marie-Laure Bernadac

Si la nature morte est épisodique et circonstancielle (cubisme, guerre) dans la peinture, les objets et les aliments qui la composent sont omniprésents dans l’écriture entre 1935 et 1959. Après la corrida et l’amour, auxquels elle se mêle souvent, la nourriture est l’un des principaux ingrédients des écrits de Picasso. Si l’on considère l’écriture comme le substrat inconscient, le « fond de sauce » de la création picturale, il est alors certain qu’il existe de nombreux exemples d’équivalences entre écriture et peinture. Si l’on considère l’écriture comme le substrat inconscient, le « fond de sauce » de la création picturale, il est alors certain qu’il existe de nombreux exemples d’équivalences entre écriture et peinture.
Si l’on considère l’écriture comme le substrat inconscient, le « fond de sauce » de la création picturale, il est alors certain qu’il existe de nombreux exemples d’équivalences entre écriture et peinture.

S’infiltrant entre les mots, se mélangeant  aux autres éléments, elle imprègne d’une odeur de friture, de pot-au-feu ou d’essences méridionales la plupart de ses textes. Pourquoi cette obsession culinaire ? Faut-il ranger l’écrivain Picasso, après Rabelais et Quevedo, dans la lignée de ce que Victor Hugo appelle « les poètes du ventre » ? Y a-t-il des correspondances entre les images peintes et les métaphores poétiques ? Si l’on considère l’écriture comme le substrat inconscient, le « fond de sauce » de la création picturale, il est alors certain qu’il existe de nombreux exemples d’équivalences entre écriture et peinture. Au moment du cubisme « je l’avais oubliée  […] la griffe de l’Anis del Mono » (18 avril 1935) ; mais aussi, et surtout, pendant la guerre, période où les natures mortes, avec leur symboles de vie et de mort, sont autant de « vanités » que d’allusions à la faim.

Tableaux et poèmes ont tous des motifs communs qui ont tous une valeur symbolique : la tête de mouton écorchée, l’oiseau mort, le vase de fleurs, le coq sur la table, le boudin, l’artichaut, le blé, les couteaux et les fourchettes, la casserole, la nappe à carreaux bleus, les poireaux, le quart de brie, le buffet, la table et la chaise.

La poésie de Picasso est, comme l’écrit  Alejo Carpentier, une véritable « auberge espagnole où l’on trouve aussi de quoi se nourrir pour les années à venir ».

 

L’auberge espagnole

 

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » écrit Brillat-Savarin. Si l’on peut dresser l’inventaire des aliments et plats cités par Picasso dans ses textes, on ne peut cependant pas en déduire la façon dont il se nourrissait, dans la mesure où la nourriture est pour lui matière à fantasmes et à souvenirs d’enfance. S’il ne mange pas tout ce qu’il écrit, on peut néanmoins y déceler les goûts et les habitudes d’un homme simple mais gourmand, aimant une cuisine traditionnelle, frugale, populaire, s’adaptant aux saisons et à base de produits naturels. Une cuisine typiquement méditerranéenne, odorante, parfumée,  faite de fritures, grillades et crudités, avec quelques plats et produits espagnols.

 

Que trouve-t-on dans le panier de Picasso ?

Des fruits du midi : citrons, oranges, raisons secs, figues, melons, pastèques, noix, dattes, mais aussi des cerises.

Des légumes d’été : « poivrons et tomates, concombres, aubergines et laitues et olives vertes et noires en haut violette » (18 avril 1935). Des légumes d’hiver : poireaux, carottes, choux, choux fleurs, navets, toujours associés à leur forte odeur – la félicité que me donne l’odeur du poireau » (31 octobre 1935) – et dans certains tableaux assimilés à des os – légumes « peints d’après nature avec leur odeur, leur esprit et leur façon de s »habiller » (14 janvier 1936).

On trouve aussi des féculents – aux « sons des flageolets et des fèves, des pois chiches, haricots blancs et choux rave » (12 février 1937) – et bien sûr, du riz – « grains de riz, riz au blanc, riz gras, riz maigre, riz au lait, soupe au riz » (10 mars 1943).

Parmi les gibiers et volailles évoqués figurent le lapin, le poulet au riz (arroz con pollo), la dinde et sa farce – « le morceau de boudin posé sur du coton » (15 février 1937) –, ainsi que le coq, présent dans de nombreux tableaux.

 

Du fait de ses séjours sur la côte,  Picasso semble plus porté sur les poissons, coquillages et fruits de mer : « sardines dans la poêle » – « odeur de sardines qui  sur la plage dansent la danse du feu sur le gril » (22 août 1935) –, morue frite, anchois, « corsage de rougets », « cassolettes de calamars » – « des calamars dans leur entre cuisant dans  la casserole » (18 avril 1935) –, huitres – [qui] naissent folles d’amour d’Orient et de silence (18 avril 1935) –, moules – dont les coquilles […] claquent des dents de peur » (Le Désir attrapé par la queue) –, escargots, écrevisses, langoustes, crabes. Crustacés que l’on retrouve dans le Jeunes garçon à la langouste (1941) ou dans Nature morte, chat et homard (1962). Sans oublier les oursins et leurs piquants des tableaux peints à Antibes.

Picasso ne se contente pas d’énumérer les aliments, il propose des recettes et n’oublie pas les aromates qui embaument les mets : ail, oignon, laurier, basilic, branche de persil, origan, menthe.

Au menu figurent des plats mijotés : « rien ne vaut un ragoût de mouton, mais j’aime beaucoup mieux le miroton ou bien le bourguignon » (Le Désir attrapé par la queue), la « chair du morceau de saucisse préparé au chou, […] la daube et le gras double et les tripes » (22 juillet 1937), la soupe et le bouillon de poule. Mais en été il s’agit plutôt de recettes méridionales ou espagnoles, véridiques ou inventées : « les cassolettes de pain frit à l’andalouse et y mettant du pain au saindoux trempé dans du café au lait » (3 avril 1936, le « crouton de pain arrosé d’huile d’olive frotté à l’ail » (17 janvier 1936), « l’œuf dur et les anchois, l’oignon et l’huile » (27 janvier 1936), la « matelote d’anguilles » (8 mars 1936), la paella valencienne, la soupe au jambon d’Estrémadure, le chorizo, le gazpacho, le sang i fetge.

La cuisine se fait toujours (comme la peinture) à l’huile – « huile pure d’olive garantie sans mélange » (18 février 1937) – et la friture, associée au soleil par sa couleur dorée, est le principal mode de cuisson : « le soleil ou frient les anchois » (17 décembre 1935), « parfum de friture au soleil » (L’Enterrement du comte d’Orgaz). Pour terminer le repas, quelques fromages, de chèvre, ou fromage de brebis qui vient de naître enveloppé dans du papier de lait des grains de raisin » (21 juillet 1940), fromage de Mahon ou manchego. Enfin, les pâtisseries :  « le churro malaguène » (14 janvier 1936), « son croissant et sa brioche et son pain d’anis » (23 janvier 1943). Mais, surtout, Picasso se souvient de « baba fait d’eau de vie, farine, anis, sucre et huile d’olive […] que ma mère m’a souvent envoyés sachant combien me plaisaient ces choses quand j’étais encore enfant » (19 janvier 1936). Baba, dont il livre très précisément la recette, qui fait office ici de petite madeleine. Les souvenirs heureux, ou malheureux, de son enfance sont en effet évoqués par des petits déjeuners de chocolat ou café : « le chocolat tendre respire la joie » (18 avril 1935), « souvenirs rôtis sur gril d’azur » (mai-juin 1936), mais, aussi, la douleur mijote sur le feu doux du souvenir » (26 mars 1936).

 

La salle à manger

 

Picasso ne se contente pas de faire allusion à la nourriture, au contenu, mais aussi au contenant, du plus petit au plus grand. On trouve donc dans ses poèmes comme ses peintures la présence constante de couteaux, fourchettes, vases, pots, casseroles, marmites, assiettes, verres et compotiers. Ainsi que du mobilier : chaise, tables, buffet, et pièces réservées à l’usage culinaire – cuisine et salle à manger avec la table toujours servie. La cuisine est « le ventre de la maison »,  selon Noëlle Châtelet ; elle est le lieu privilégié de la métamorphose, du passage du cru au cuit, du liquide au solide, du plat au volume. Pétrissage, moulage, cuisson, découpage… autant d’activités communes au sculpteur, au céramiste et au cuisinier. Elle est également proche de l’alchimie avec ses transformations et ses divers ustensiles.

Picasso est particulièrement attentif à l’aspect domestique et utilitaire des objets, à leur beauté familière, leur vie humble et cependant nécessaire. Sa conception animiste du monde lui fait conférer un statut humain à tout ce qu’il voit, ce qu’il touche, par conséquent les objets ménagers ainsi que les pièces dans lesquelles il se tient vivent, bougent et expriment des sentiments. Il connaît mieux que personne « les mille autres secrets dans le coin de la cuisine » (21 octobre 1935), ses « architectures odorantes » (Le Désir…), « l’odeur qui vient à cheval de la cuisine » (3 novembre 1935), « les cris et aboiements de chaque coin de la cuisine » (31 octobre 1935), car « désormais la cuisine pleure tout en poussant des cris » (19 décembre 1935). Dans le poème du 7 novembre 1935, Picasso écrit : « tant que la chaise ne vienne me taper comme toujours si familièrement sur l’épaule et que la table de la cuisine ne se blottisse dans mes bras et que la bouillotte ne m’embrasse sur les lèvres […] et que la serviette et les torchons ne se mettent à applaudir ».

Picasso assiste, médusé, au « grand bal intérieur des objets ménagers » (2 février 1937), « s’inclinant très respectueusement devant tous les ustensiles de la cuisine » (30 avril 1939). Il nous fait vivre « la fête choquante des objets prisonniers et des légumes illettrés » (5 févriers 1937), conscient des « dangers des couteaux qui s’échappent » (8 novembre 1935), étouffant « les cris étouffés des fourchettes et des cuillers » (20 février 1937).

Autant de phrases qui font allusion à la Nature morte au boudin (1941). De la même façon, les natures mortes de 1945-1946 sont évoqués dans plusieurs textes : « Sur la table, un énorme bouquet de fleurs et de fruits sur un plat, quelques verres et une jarre, du pain et un couteau » (Les Quatre petites filles). Ailleurs, on trouve « du pain, un verre de vin et la soupe, la table recouverte de la nappe à carreaux bleu foncé et bleu clair », nappe à carreaux souvent citée qui existait vraiment dans la cuisine.

 

Le Transsubstantiation

 

Les images de banquets, de table, le boire et le manger font aussi nécessairement référence à la messe, à la communion du pain et du vin, à l’autel recouvert de la nappe blanche, au Christ et à l’Eucharistie. Car le Christ est le « pain de vie » : « Mangez-en tous, car ceci est mon corps. » On trouve donc de nombreuses métaphores religieuses associant les aliments aux attributs christiques : « le pain ravaudé au fil rouge et cloué d’épines le pend au grand mât du brigantin » (27 janvier 1936) ; « tant de peines apporte le blé à celui qui reçoit le pain à tremper dans la soupe de son sang » (28 juillet 1935) ; « le blé tordra sa chimère autour du mât de la barque sans voile seul au milieu de la nappe posée sur la table […] au bal de la crête de coq » (5 décembre 1935).

Picasso multiplie
les métaphores
gastro-picturales,
la lumière mange
les choses,
le regard dévore.


Nature morte à la charlotte, 1924 Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle Photo  : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat

Le coq, symbole du Christ, est celui que l’on retrouve égorgé sur une table dans plusieurs peintures. Pour manger « un bon rôti d’hosties […] la bouche [est] ouverte comme à la messe » (L’Enterrement du comte d’Orgaz). La table autel est celle du sacrifice couverte de sang : « sur les carreaux de la cuisine la table mouillant ses pattes dans le sang » (Les Quatre petites filles). La coupe de vin est le sang des victimes : « mais la coupe nue flottant au-dessus de l’écume rougeâtre de la nappe » (8 décembre 1937) « quand la rue trempe son pain dans le sang que l’agneau prodigue » (4 décembre 1935).

Le cycle de la nourriture, de la vie et de la mort, se referme, ou s’ouvre, sur cette dernière métaphore du sacré. « Et ici se termine l’histoire et le festin » (L’Enterrement du comte d’Orgaz), le « festin de son corps » (3 mai 1941). De son corps de peintre.

 

La cuisine de la peinture

 

Toute cette cuisine n’est au fond qu’une vaste métaphore de la peinture. Picasso cite « le tableau noyé dans le plat d’argent de la soupe » (4 novembre 1936), « les pots de moutarde des couleurs mises en bouteille » (26 mars 1938, « la couleur ramassée dans l’assiette de l’omelette aux pommes de terre » (17 janvier 1936), « le blé [qui] fait son pain sur la palette du peintre (6 janvier 1936). La poêle fait office de palette. Picasso multiplie les métaphores gastro-picturales, la lumière mange les choses, le regard dévore.

D’après Sabartés, Picasso écrivait « à table à l’heure du déjeuner […] au milieu de tant d’hyperboles mêlées avec le fromage et la tomate » (12 novembre 1935), ou bien aux toilettes sur du papier hygiénique. Rue La Boétie, il peignait dans la salle à manger, posant ses ustensiles sur une simple table de cuisine en bois blanc. Il est donc normal qu’il mélange allègrement les mots et les mets, les pinceaux et les couteaux, la poêle et la palette, assimilant son univers domestique à l’espace de l’atelier.

La faim et l’amour sont les deux constances de la littérature picaresque espagnole. Peinture et littérature sont indissociables. Picasso peint ou écrit avec son sang, son encre, transformant le liquide en solide, passant de l’humide au sec. Le goût de Picasso pour les natures mortes se situe donc entre cannibalisme et mysticisme. D’un côté, boulimie d’écriture et de peinture, cannibalisme pictural qui lui fait « manger les digestions de ses père » (19 juillet 1937) ; de l’autre, la tradition des bodegones humbles et mystiques, avec des objets et des aliments banals de la vie domestique, empreints de mystères et de surréalité car traversés par le divin et le sacré. Une peinture du ventre, des tripes, faite avec sa vie, sa chair et ses entrailles, qui suit le cycle de la digestion et de l’excrétion. Elle fut sûrement l’aliment principal de sa longévité.

 

Cet article est paru dans le catalogue de l’exposition Picasso et la Cuisine, Museo Picasso de Barcelone, du 1er mars au 1er juillet 2018.
Le Museo Picasso de Barcelone présente du 7 novembre 2019 au 23 février 2020 une exposition, Picasso Poète,
qui viendra ensuite à Paris au Musée national Picasso-Paris, du 31 mars au 19 juillet 2020.

« Maxima au sol (…) » / « Ce qu’est S.V.P. / donneuses lait » / « sur le dos de l’immense tranche de melon (…) », 1935
Encre de chine sur papier
Musée national Picasso-Paris.
Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / image RMN-GP

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